Vous l'aurez compris, la stupeur provoquée par le comportement de Nicolas Anelka en équipe de France est ressentie diversement selon son lieu d'habitation. Dans les cités, à Trappes, les jeunes estiment qu'il a dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas, à savoir que Raymond Domenech n'était pas, depuis 2008, l'homme de la situation. Dans les banlieues, les mots se livrent à une guerre de positionnement. A la vulgarité palpable, immédiate, servie avec les jurons d'usage se frotte le métalangage sociologique, la façon de nommer les cités, les zones de relégation, les aires de désocialisation, etc. Les mots n'enferment pas les territoires, ils les identifient, les préconçoivent, les habillent d'une représentation anticipée. Entrer dans une cité, c'est entrer dans ce que l'on a pu entendre dire d'elle et même si la réalité croise malheureusement la représentation, la force symbolique des mots exerce la fameuse double peine, la stigmatisation, certes, mais surtout l'impossibilité d'en sortir.
Il est stupéfiant de constater à quel point les choses s'écrivent avant même de se dérouler. A Charléty, à la suite de la défaite de l'équipe nationale algérienne contre les Etats-Unis, les jeunes ont forcément brûlé quelques voitures. Comme s'ils étaient poussés par une force symbolique irrépressible. Cela tombe bien, les flics les attendaient, dans la ritualisation de la violence, la violence collective ne se déployant que parce qu'elle est redoutée. On peut presque lister les incidents à venir, autour d'évènements heureux ou malheureux (la victoire de l'OM, le feu d'artifice du 14 juillet, le jour de l'an, etc.) A Marseille, avant le même match, dans les quartiers populaires, les Français d'origine algérienne font la fête, en famille, heureux de partager ce moment d'unité nationale. On en parle moins. Rien ne se passe, si ce n'est la manifestation histrionique d'une déception vite oubliée le lendemain (c'est quand même ça, le foot, ce soit disant méga-phénomène sociétal, une occasion de distraction dont l'hystérie qu'elle provoque n'est que momentanée et quand bien même le pire survient, le foot n'est que le prétexte d'une autolyse collective sur le cadavre d'une misère sociale qui trouve là l'occasion de se trucider).
Sur les ondes de Sky Rock, on soutient Nico. Les jeunes en rap estiment que la vulgarité est de l'autre côté, du côté des institutions, de la rive endimanchée à qui l'on excuse les pires turpitudes (lire la collection des derniers Canards enchaînés du mois). La vulgarité, c'est Domenech. L'absence de panache, le fait de rester quand tout le monde veut le voir partir, le cynisme à l'état pur, l'incompétence érigée en mode de gouvernance. Ah, certes, dans les élites, on ne va pas se faire enculer entre fils de pute aussi simplement. On s'encule différemment, si j'ose dire (voir les conditions d'éviction de Guillon et de Porte de France Inter). La crise morale d'un pays est une affaire de mots, de silences, de non-dits, d'incommunicabilités, d'errances individuelles. Franchement, on se fout du parcours footballistique de l'équipe de France. Le chauvinisme n'est qu'un prétexte ludique quand il ne sert pas à faire chuter un pouvoir solidement scellé. Moi, devant ma téloche, je joue mon gros beauf sans vergogne et retourne le lendemain sans peine vers Mallarmé (je ne dis pas ça pour faire le bouffon, juste pour ramener le foot a ce qu'il est, un rien ludique, une occasion de fête...). C'est à nous de juger de la portée des vulgarités, l'incompétence anoblie, excusée ou le pétage de plombs d'un joueur issu de Trappes dont les mots revolvérisent forcément la représentation minimale que l'on a d'un échange langagier. Pour ceux qui ne connaissent pas la banlieue, les meilleurs amis du monde se traitent de noms d'oiseaux pour se dire bonjour. C'est comme ça. Quant à l'exemplarité, proférée par certains commis d'Etat, elle ne passe pas. Sa manifestation est morte née. Notre malheur collectif est là : la fin des exemplarités stellaires, l'impossibilité de s'accrocher à un quelconque wagon éthique. Cherchez : la politique, le pape, le foot, i-pad, etc. Rien, trois fois rien. Nous dressons chaque jour des procès verbaux d'amoralités. Il faut mettre un terme rapidement à ce sadomasochisme collectif.
Stéphane MENU, journaliste
Lettre d'information du réseau politique de la ville