12 avr. 2010

La banlieue s'ennuie, par Tahar Ben Jelloun

La douleur de la banlieue ne peut être discrète. Elle déborde, éclabousse et perturbe. La douleur, c'est l'ennui qui creuse le sillon du malheur dans des corps désœuvrés ne sachant que faire de leur jeunesse, de leurs ambitions, de leurs rêves. La promiscuité, l'échec scolaire, le chômage sécrètent cet ennui qui égare et expulse ceux qui en souffrent vers la marge, un territoire occupé par les professionnels de l'illégalité. Trafics et brutalité.

De la plus haute des solitudes (les années 1960) on est passé à une forme de détresse où le corps n'est plus mutilé mais exposé à la violence. Les uns étaient des travailleurs immigrés arrivés en France sans leur femme, les autres sont des Français que ces mêmes immigrés ont faits grâce au regroupement familial (1974).

Les immigrés ne s'ennuient pas. Ils vivent ou survivent en assistant au naufrage de leur destin. Ils ont fait des enfants pour être moins seuls, pour être comme les autres et puis ils se sont rendu compte que tout leur échappe. Ils ne maîtrisent rien, ni le temps qui passe ni le mode de vie de leur progéniture. Ils se sentent largués, oubliés sur le bord de la route. Certains s'en accommodent et sont même heureux. D'autres regardent la vie se dérouler avec l'espoir qu'elle soit clémente avec eux.

Quand on leur apprend que leur fils est mort suite à une bagarre ou après un acte de délinquance, ils restent abasourdis, le ciel leur tombe sur la tête et ils ne comprennent pas pourquoi ils ont été choisis par le malheur. Quand leur cité devient le théâtre de règlements de comptes entre bandes rivales ou entre ces bandes et la police, quand des bus sont incendiés et que la police démantèle un réseau de trafiquants de drogue, les parents, ceux qui regardent par la fenêtre, sont impuissants, sans voix, sans recours. Peut-être qu'il leur arrive de se poser cette question : "Est-ce que le voyage en valait la peine ?" Tout compte fait, et sans avoir la naïveté de refaire l'histoire, la question est cruelle mais légitime. Tout ça pour ça ! Et surtout ne plus continuer à confondre les immigrés, ceux qui ont fait le voyage, avec leurs enfants, nés sur le sol français et qui sont de nationalité française. Ce sont ceux-là qui s'ennuient et ne savent que faire du temps qui les encombre. Evidemment il y en a qui s'en sortent et réussissent malgré tous les obstacles. Ceux-là s'éloignent de la banlieue. On parle à leur propos d'intégration. C'est une erreur. On intègre l'étranger, pas l'indigène, l'autochtone. Il faudrait parler de "promotion", de "reconnaissance".

L'automne chaud de 2005 a été une alerte. Des milliers de véhicules (dont beaucoup appartenant à des immigrés) ont été incendiés. C'était l'époque du "Karcher" et des promesses de nettoyage à sec. C'était un appel au secours d'une génération de Français que la France traitait comme des bâtards, des enfants nés hors mariage. Aujourd'hui, ils sont devenus, d'après les termes du ministre de l'intérieur, "des crapules". Bien, c'est entendu, des trafiquants de drogue ne sont pas de braves gens, certains ont même rejoint le crime organisé. Mais pourquoi ne pas se poser la question de savoir pourquoi Tremblay par exemple est devenue le repère des trafiquants et des bandits ? Comment devient-on délinquant puisque, jusqu'à présent, personne ne naît avec des gènes de délinquant ? La répression assouvit un désir de riposte mais ne règle pas le fond du problème. On peut "intensifier des opérations coups de poing" comme le suggère le président de la République. Cela ne résoudra pas le problème de fond. Or, la banlieue, telle qu'elle a été conçue puis négligée pour ne pas dire oubliée, est devenue un lieu pathogène. N'importe quelle population installée dans ces immeubles produirait de la délinquance et de la violence. Les Français d'origine immigrée ne sont pas condamnés à être dans le retard scolaire, à provoquer les gens dans la rue, à voler, à vendre de la drogue et à finir leurs jours en prison. Ils sont le produit d'un malaise entretenu par l'indifférence, par la pauvreté, par les accidents de la vie. C'est un corps malade et personne, ni la droite ni la gauche, ne s'est réellement préoccupé de son sort. Tout le monde a laissé la situation pourrir. Ceux qui se sont occupés de la banlieue et dans certains cas ont réussi leur mission, ce sont des islamistes. Pour donner un exemple proche de nous : ce fut de Belgique qu'étaient partis les deux étudiants tunisiens qui ont assassiné le commandant Massoud le 9 septembre 2001 dans la province de Takha.

Toutes les sonnettes d'alarme ont été tirées par des associations, des familles, des militants, des sociologues, mais il n'y a rien à faire, personne ne veut écouter les messages d'alerte.

D'autres émeutes sont à venir. Elles prendront des formes différentes, provoqueront des troubles qui finiront par embraser plusieurs cités. Jusqu'à présent, les jeunes en colère se sont défoulés sur des biens matériels, ils n'ont tué personne. Mais ils répandent la peur parmi les citoyens. Plus personne ne veut être leur voisin, et cela se comprend. C'est le cas de familles immigrées qui, comme des Français, n'en peuvent plus de vivre dans cet enfer. Alors l'Etat ne peut plus attendre ; les "coups de poing" même s'ils sont spectaculaires et nécessaires ne font pas une politique. Or la banlieue a besoin d'une politique de sauvetage sur le court et le long terme. Pour cela, les études et projets abondent. Il suffit de les considérer avec la ferme volonté de soigner un grand corps malade. Sinon, on sait ce qui se passera.

Publié dans le journal Le Monde - 10 avril 2010

Ecrivain et poète, Tahar Ben Jelloun est membre de l'Académie Goncourt depuis 2008. Il a reçu le prix Goncourt pour "La Nuit sacrée" (Points Seuil) en 1987. Il a publié "Le racisme expliqué à ma fille" (Seuil, 1997). Dernier livre paru "Au pays", chez Gallimard (2009).



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